C’est un territoire marqué par trois décennies d’essais nucléaires. De 1966 à 1996, la France a fait exploser des bombes nucléaires en Polynésie à des fins expérimentales. En juillet, la question des conséquences sanitaires de ces essais a refait surface avec la publication du dernier rapport du comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen).
Si les demandes d’indemnisation ont explosé en 2022 – avec 50 % de nouveaux dossiers par rapport à l’année précédente – les associations dénoncent un dispositif insuffisant. “Les ayants droit des victimes des essais nucléaires français dans le Pacifique ne sont pas indemnisés pour leur préjudice propre, c’est-à-dire pour leur souffrance due à la perte de leurs proches”, a expliqué Philippe Neuffer, avocat de victimes des essais nucléaires français, à France 24, dans l’émission Outre-mer.
Selon lui, la liste des maladies ouvrant droit à une indemnisation est trop restrictive, dénonçant un taux d’acceptation de 53 % des dossiers encore trop bas. “L’une de mes clientes est atteinte du cancer du vagin, mais elle n’a pas été indemnisée parce que ce n’est pas un cancer de l’utérus (pathologie reconnue, NDLR).” Près de 60 ans après les premiers essais nucléaires français dans le Pacifique, les questions des réparations et des compensations pour les dommages causés par ces tests ne sont pas encore résolues.
Plus de 190 essais nucléaires en 30 ans
Après 17 essais nucléaires au Sahara, la France transfère, en 1966, son champ de tir en Polynésie française. Les atolls de Moruroa et Fangataufa sont choisis pour leur isolement et la faible population alentour. Environ 2 000 personnes, dont 600 enfants, vivent dans la zone.
Entre 1966 et 1974, la France réalise 41 essais nucléaires aériens. Ces derniers sont d’abord réalisés par tir sur barge. En explosant jusqu’à trois mètres au-dessus du lagon, les bombes s’accompagnent d’une forte radioactivité, surtout au niveau du sol. Pour créer moins de contaminations, les tirs sous ballon sont ensuite privilégiés. Accrochées sous un ballon gonflé à l’hélium à quelques centaines de mètres de hauteur par rapport au niveau du lagon, les bombes provoquent en réalité de nombreuses retombées radioactives. Certains de ces essais contaminent les îles avoisinantes. L’essai Centaure, en 1974, a notamment des répercussions jusqu’à Tahiti.
À partir de 1975, les essais deviennent souterrains. Le dernier essai a lieu le 27 janvier 1996, après que le président Jacques Chirac a décidé de reprendre les tirs, malgré un moratoire décidé trois ans plus tôt par son prédécesseur, François Mitterrand. Au total, la France procède à 193 essais nucléaires en 30 ans.
Les Polynésiens demandent réparation
Militaires, travailleurs civils, habitants locaux… Les personnes exposées à ces radiations sont nombreuses : on en dénombre 170 000. Les Polynésiens affirment que les essais sont la cause de nombreux cancers dans l’archipel. La mobilisation sur les conséquences sanitaires commence véritablement dans les années 1990, avec notamment la collecte de témoignages polynésiens. Au début des années 2000, des Polynésiens et des associations de vétérans de l’armée s’organisent pour obtenir réparation.
L’année 2010 marque un tournant. Paris reconnaît pour la première fois que ces 30 années d’explosions atomiques ont eu un impact sur l’environnement et la santé en Polynésie. Avec le vote de la loi Morin, le 5 janvier 2010, un dispositif juridique encadre l’indemnisation des victimes des essais nucléaires dans le Sahara algérien et en Polynésie entre 1960 et 1998. Elle est destinée aux personnes ayant travaillé dans les centres des essais nucléaires français, et celles ayant séjourné ou résidé dans les zones et souffrant de l’une des 23 pathologies reconnues comme partiellement radio-induites (leucémie, cancer du sein, du poumon, du rein, etc.). Si la personne est décédée, la demande d’indemnisation peut être présentée par son ou ses ayants droit (enfants, conjoint, concubin).
L’indemnisation reste cependant difficile à obtenir. En 2013, seuls 11 dossiers sont acceptés, sur un total de 840. Le Civen dénombre 11 % de demandes acceptées entre mars 2015 et décembre 2017. En novembre 2018, le Civen remet un rapport au Premier ministre Édouard Philippe dans lequel il propose d’introduire la notion de seuil d’exposition à la radioactivité à 1 mSv (millisievert, l’unité de mesure pour évaluer l’impact de la radioactivité sur le corps humain) par an dans le but d’élargir les conditions d’indemnisation des victimes. Ce seuil est ajouté à la méthodologie du Civen l’année suivante.
Seuil du “1 mSv”
Mais pour les organisations locales, il y a encore trop de dossiers refusés. L’une des principales associations anti-nucléaires de Polynésie française, l’association 193, considère que le seuil du “1 mSv” reste le coupable principal et appelle à son retrait total. “Il faut supprimer le fameux millisievert”, a martelé Frère Maxime Chan, président du bureau exécutif de l’association 193, sur France 24 dans l’émission Outre-mer. “Cet outil utilisé pour reconnaître les maladies doit changer. Il faut trouver un autre moyen de reconnaître les victimes, sans mesurer la dose de radiation reçue.”
Le niveau de radiation ne cesse de faire débat. En mars 2021, une enquête du média d’investigation en ligne Disclose remet en question les estimations du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) sur le niveau de contamination radioactive en Polynésie française. Selon Disclose, la radioactivité reçue par certains Polynésiens après les six essais nucléaires les plus contaminants était “deux à dix fois supérieure” aux estimations du CEA. L’enquête estime également que l’ensemble de la population polynésienne, soit 110 000 personnes à l’époque des essais atmosphériques, a pu être touchée.
La même année, des experts réunis par l’Inserm affirment que les études et les données disponibles sont insuffisantes pour démontrer un lien entre les essais et les pathologies développées par les Polynésiens. Mais les rares études épidémiologiques “ne permettent pas non plus d’exclure l’existence de conséquences sanitaires qui seraient passées inaperçues jusqu’à présent”, nuance ce rapport commandé en 2013 par le ministère de la Défense.
Une nouvelle étude de l’Inserm, basée sur des données déclassifiées de l’armée et publiée en mai 2023, vient confirmer l’augmentation des risques de cancer de la thyroïde chez les personnes exposées aux essais nucléaires. Ils pourraient être responsables de 0,6 % à 7,7 % des cas. Une étude qui encourage les associations antinucléaires à continuer la bataille judiciaire.