C’est un sacré pied de nez à Moscou. Le nouveau ministre ukrainien de la Défense devrait être un Tatar de Crimée que la Russie est accusée d’avoir essayé d’empoisonner. La nomination de Roustem Oumerov a été proposée, lundi 4 septembre, par le président Volodymyr Zelensky. Si le Parlement le confirme, il succéderait au très influent Oleksiï Reznikov qui a remis sa démission à la suite d’une série de scandales de corruption au sein de son ministère.
Kiev a tenté de présenter ce remaniement comme un moyen de donner un nouveau souffle à la contre-offensive. “Oleksiï Reznikov a traversé plus de 550 jours de guerre à son poste. Je pense que le ministère a besoin de nouvelles approches”, a affirmé Volodymyr Zelensky.
“Supernégociateur”
Mais surtout, “Oleksïï Reznikov était devenu un ministre trop toxique pour être maintenu en place”, assure Ryhor Nizhnikau, spécialiste de la politique ukrainienne à l’Institut finlandais des affaires internationales. L’ex-ministre n’a pas été personnellement mis en cause, mais son entêtement à défendre des subalternes dans de multiples dossiers de corruption a fini par saper le capital sympathie dont il bénéficiait à son arrivée au poste en novembre 2021.
Preuve supplémentaire que cette nomination répond davantage à des considérations avant tout politiques : “Roustem Oumerov n’a aucune expérience particulière dans le domaine militaire”, souligne Ryhor Nizhnikau.
En ce sens, il assure une certaine continuité avec Oleksiï Reznikov. Le ministre sortant était aussi davantage connu pour son entregent sur la scène internationale et sa capacité à convaincre les puissances occidentales de soutenir l’Ukraine.
Du haut de sa quarantaine à peine entamée, Roustem Oumerov marque surtout une rupture générationnelle. “Il représente bien la jeune garde de politiciens ukrainiens, issus de la société civile avec de fortes velléités de réformes et qui a su se faire accepter quand même par l’ancien monde politique”, explique Ryhor Nizhnikau.
Roustem Oumerov a donc bonne presse à la fois auprès de l’opinion publique, prompte à accuser l’ensemble de la classe politique de corruption, et auprès des cadres du régime, qui soupçonnent généralement les nouvelles têtes de vouloir remettre leurs privilèges en cause.
Le probable futur ministre de la Défense a, en outre, déjà fait preuve d’efficacité réformatrice. “Il a fait plutôt bonne impression en menant l’effort de privatisation des entreprises publiques”, note Ryhor Nizhnikau. Un poste à risque tant l’organe qui supervise ce programme restait associé à plusieurs affaires de corruption avant son arrivée.
Cerise sur le gâteau : l’arrivée de Roustem Oumerov à un poste aussi stratégique que ministre de la Défense devrait déplaire à Vladimir Poutine.
Le Kremlin a conscience que Roustem Oumerov pourrait avoir une dent très personnelle contre Moscou. En mars 2022, alors qu’il faisait partie de la première délégation ukrainienne pour tenter de négocier la paix avec Moscou, il avait présenté les symptômes d’un empoisonnement, avaient relaté les médias d’investigation Bellingcat et Meduza.
Objectif : reprise de la Crimée
Surtout, “la nomination d’un Tatar de Crimée signifie clairement que l’objectif final de Kiev est la reprise de cette péninsule [annexée par la Russie en 2014, NDLR]”, assure Ryhor Nizhnikau.
Roustem Oumerov, de confession musulmane, a longtemps servi comme conseiller de Moustafa Djemilev, le leader historique du Majlis [Parlement] du peuple tatar de Crimée, une institution classée comme organisation extrémiste par Moscou dès 2014.
Il est également l’un des codirigeants de la Plateforme de Crimée, une organisation internationale militant pour la fin de “l’occupation de la Crimée” par la Russie.
Le but de Volodymyr Zelensky avec cette nomination apparaît évident pour Ryhor Nizhnikau. Le président ukrainien espère qu’un Tatar de Crimée sera davantage écouté que quiconque en Ukraine lorsqu’il s’agira d’aller solliciter l’aide de la communauté internationale pour tenter de bouter les Russes hors de Crimée.
Roustem Oumerov présente un autre avantage aux yeux de Kiev : “Il est réputé avoir une très bonne relation avec le président turc Recep Tayyip Erdogan”, souligne Ryhor Nizhnikau. Un grand nombre de Tatars de Crimée ont trouvé refuge en Turquie après 2014 et l’homme fort d’Ankara a affirmé à plusieurs reprises son soutien à “la cause” de cette minorité musulmane. “Roustem Oumerov peut aider à faire basculer la Turquie un peu plus dans la camp pro-Ukraine”, estime l’expert de l’Institut finlandais des affaires internationales.
Mais placer cette étoile montante de la politique ukrainienne à un poste aussi exposé du gouvernement n’est pas sans risque pour Volodymyr Zelensky. Roustem Oumerov pourrait très bien s’y brûler les ailes, tout comme Oleksiï Reznikov. En effet, lorsque ce dernier avait été promu au poste de ministre de la Défense, il bénéficiait aussi d’une réputation flatteuse de réformateur. Son mandat a démontré “que ce n’est pas le ministre qui décide de ce qui se passe au ministère de la Défense”, note Ryhor Nizhnikau.
Avec son profil, Roustem Oumerov ferait un très bon ministre des Affaires étrangères, ajoute Ryhor Nizhnikau. “Volodymyr Zelensky gâche un peu son potentiel en l’utilisant essentiellement pour éteindre la polémique autour d’Oleksiï Reznikov qui menaçait de l’atteindre lui”, conclut le spécialiste.
Ce dernier craint que cette machine à scandales de corruption finisse par broyer Roustem Oumerov comme elle l’a fait avec son prédécesseur.