Au cours des six derniers mois, des hauts fonctionnaires de l’Union européenne ont tiré la sonnette d’alarme au sujet de la loi anti-espionnage de la Chine.
Une “grande préoccupation pour notre communauté d’affaires”, c’est ainsi que Valdis Dombrovskis, vice-président de la Commission européenne chargé des relations commerciales, a décrit lors de son voyage en Chine fin septembre la législation chinoise contre l’espionnage. Il estimait que “l’ambiguïté laisse trop de place à l’interprétation” et “diminue de manière significative” la confiance des investisseurs.
“C’est exactement ce que j’entends par un résultat perdant-perdant”, a-t-il ajouté.
Qu’est-ce qui rend cette loi si inquiétante pour les Européens ?
Présenté pour la première fois en 2014, le projet de loi vise à “prévenir, contrecarrer et punir” les actes d’espionnage. Ses dispositions confèrent aux autorités centrales du pays un large mandat pour réprimer les activités perçues comme une menace contre “la sécurité, l’honneur et les intérêts nationaux”.
Cette loi est venue s’ajouter au dispositif complexe dont dispose le Parti communiste chinois pour exercer un contrôle sur les citoyens, les entreprises et les organisations. Ce contrôle s’est renforcé sous l’impulsion du président Xi Jinping. Ce dernier a remodelé la relation entre l’État et le parti afin de centraliser le pouvoir plus encore entre ses mains.
Cette recherche d’autorité de Xi Jinping a déclenché un bras de fer avec les pays occidentaux. Le dirigeant chinois a accusé les alliés du G7, en particulier les États-Unis, d’essayer de faire dérailler l’ambition du pays de devenir un leader mondial en matière de technologie et d’innovation. De leur côté, les démocraties libérales estiment que le président chinois tente de démanteler l’ordre fondé sur des règles établies à la fin de la Seconde Guerre mondiale et d’imposer un système alternatif à l’image de la Chine.
Dans cette atmosphère de suspicion et de méfiance, le Parti communiste a dévoilé une série d’instruments juridiques et politiques pour s’assurer que tous les aspects de la société chinoise, même ceux qui se déroulent à l’étranger, font l’objet d’une sorte de surveillance omniprésente.
Ce mouvement a conduit à la révision de la loi anti-espionnage, qui est entrée en vigueur le 1er juillet.
La principale nouveauté du texte réside dans l’article 4 qui dresse la liste des actes d’espionnage susceptibles d’être réprimés. Le paragraphe modifié élargit considérablement les crimes potentiels au-delà de la définition traditionnelle de l’espionnage, c’est-à-dire les appareils de renseignement et leur réseau d’agents. Il inclut désormais les activités “menées, incitées ou financées” par des personnes et des entités “autres que les organisations d’espionnage et leurs représentants”.
Outre les secrets d’État, l’article 4 couvre la collecte illégale “d’autres documents, données, matériaux ou éléments liés à la sécurité nationale” et l’exécution de cyberattaques, d’intrusions et de perturbations contre les biens de l’État et les infrastructures critiques. Dans son dernier paragraphe, il énumère simplement les “autres activités d’espionnage” parmi les comportements pouvant faire l’objet de poursuites pénales, sans fournir d’autres explications.
La définition élastique de l’espionnage est suivie de plusieurs articles qui renforcent l’autorité des enquêteurs, qui ont le droit, entre autres, d’inspecter le matériel électronique, de perquisitionner des installations, de saisir des documents, de collecter des données, de geler des biens et d’arrêter des personnes. Les étrangers accusés d’espionnage peuvent être rapidement expulsés et interdits d’entrer sur le territoire chinois pendant une période pouvant aller jusqu’à 10 ans.
En outre, la législation encourage à la vigilance constante en appelant “tous les citoyens et toutes les organisations” à “soutenir et assister” les autorités centrales et à “signaler rapidement” tout comportement suspect. Ceux qui le font pourraient recevoir des “félicitations et des récompenses”.
Une gestion rigoureuse
Pour l’UE, les dispositions révisées de la loi anti-espionnage sont à la fois alarmantes par leur ampleur et dangereusement vagues, ce qui donne à l’État une marge d’appréciation large pour décider de ce qui constitue une menace pour l’intégrité de la Chine.
En particulier, le texte ne fournit à aucun moment une définition claire de la “sécurité, de l’honneur et des intérêts nationaux”, ce qui élargit encore la marge d’interprétation. Des actions autrefois considérées comme inoffensives peuvent désormais, en théorie, être considérées comme préjudiciables.
Selon Vincent Brussee, chercheur sur la Chine contemporaine à l’université de Leyde aux Pays-Bas, le silence de Pékin sur les objectifs réels de la loi révisée n’a fait qu’accroître l’incertitude.
“Le concept de sécurité nationale en Chine s’est considérablement élargi au cours des dernières décennies. Il a toujours été relativement large. Mais Xi Jinping a introduit un concept appelé “vision globale” de la sécurité nationale, qui signifie essentiellement que la sécurité nationale couvre tous les domaines de la société”, explique Vincent Brussee à Euronews.
“Xi Jinping considère la sécurité nationale comme le fondement du développement national”.
L’un des traits caractéristiques de l’autorité de Xi Jinping est son zèle à raconter l’histoire de la Chine selon ses propres termes à des publics nationaux et internationaux. Ses envoyés diplomatiques, parfois appelés “guerriers-loups”, n’hésitent pas à dénoncer sévèrement les critiques qui remettent en cause la ligne officielle. Cette mainmise sur les événements passés est à l’origine d’une machine de propagande mondiale et peut expliquer en partie les dernières modifications apportées à la loi anti-espionnage.
“La Chine tient beaucoup à s’assurer que certains acteurs étrangers, en particulier les États-Unis, n’obtiennent pas toutes les informations qui pourraient contrecarrer ou contredire ce que le Parti communiste chinois essaie de dire”, estime Vincent Brussee.
“La loi anti-espionnage semble être un outil permettant de restreindre le nombre de sources auxquelles les gens peuvent faire appel, ou du moins de pénaliser les personnes qui parviennent à trouver constamment de nouveaux angles créatifs pour exploiter de nouvelles formes d’informations sensibles”.
L’ombre de poursuites judiciaires
Qui est donc menacé ? Quelles informations peuvent être considérées comme une menace ?
Selon une analyse juridique réalisée par De Brauw Blackstone Westbroek, un cabinet d’avocats néerlandais, la loi révisée renforce la surveillance des entreprises qui traitent des secrets commerciaux, de la recherche et du développement (R&D) et des données liées à la médecine, à la géologie, à la démographie et à d’autres domaines d’importance stratégique. Cela signifie que les informations relatives à la haute technologie, comme les semi-conducteurs, l’informatique quantique et l’intelligence artificielle, ainsi qu’à l’armée, peuvent également devenir une source de responsabilité.
Le cabinet d’avocats conseille aux multinationales qui opèrent en Chine de “réexaminer de manière critique” toutes leurs opérations qui impliquent la collecte et le traitement de données et d'”évaluer soigneusement” si l’un de leurs fournisseurs habituels dans le pays a des affiliations avec l’État. Une attention particulière doit être accordée aux audits et enquêtes internes, pour lesquels “une prudence accrue peut s’avérer nécessaire en cas de transfert de données à l’étranger”.
Cela pourrait s’avérer problématique pour les filiales européennes, qui sont tenues de faire preuve d’une diligence raisonnable et d’envoyer des rapports réguliers à leur siège. En vertu d’une prochaine directive européenne sur le développement durable des entreprises, les grandes sociétés seront tenues de s’attaquer aux “effets négatifs” de leurs activités, tels que la pollution, la perte de biodiversité, le travail des enfants et l’exploitation des travailleurs. Celles qui ne se conformeront pas à cette directive, qui n’est pas encore définitive, se verront infliger des amendes, tandis que les victimes pourront intenter une action en justice.
Une autre loi européenne, également en cours de négociation, vise à interdire les importations de produits fabriqués en recourant au travail forcé. Un rapport des Nations Unies a établi l’année dernière que le travail forcé, des violences sexuelles et des traitements dégradants avaient été infligés aux Ouïghours, aux Kazakhs et à d’autres minorités ethniques dans la région du Xinjiang, une accusation que Pékin a vigoureusement démentie.
Les nouvelles règles signifient que les entreprises européennes devront obtenir des informations très détaillées et parfois sensibles directement auprès de leurs fournisseurs chinois. La loi anti-espionnage pourrait transformer cet exercice bureaucratique en un pari à haut risque, l’ombre de poursuites pénales planant sur les auditeurs et les consultants.
“Si les entreprises ne sont pas en mesure de se conformer à ces exigences de l’UE, qui pourraient potentiellement entraîner une responsabilité civile et pénale, elles seront finalement contraintes de quitter le marché ou au moins de réduire leurs activités en Chine”, a précisé un porte-parole de BusinessEurope, l’association qui représente le patronat européen, dans un communiqué envoyé par courrier électronique.
“La loi anti-espionnage de la Chine peut potentiellement entrer en conflit avec les deux textes législatifs de l’UE, laissant les opérateurs économiques entre le marteau et l’enclume”.