“J’ai tout perdu. J’ai perdu la totalité des meubles chez moi, j’ai perdu les jouets de mon enfant, les vêtements de mon enfant, j’ai perdu son lit-parapluie”, déplorait auprès de l’AFP Angélique Kokel mardi 14 novembre. Face aux inondations qui touchent le Pas-de-Calais, cette femme de 40 ans avait dû quitter son domicile pour se réfugier avec son bébé de 17 mois dans un gymnase de Blendecques, à quelques kilomètres de Saint-Omer. Comme elle, 700 personnes s’y trouvaient au plus fort des intempéries, lorsque, dehors, l’eau atteignait jusqu’à un mètre de hauteur. Au total, 32 rues et 862 maisons de cette commune de 5 000 habitants ont été touchées selon la municipalité.
Après deux semaines de pluie sans discontinuer, la décrue semblait cependant enfin s’amorcer dimanche 19 novembre. L’eau recule dans les communes et la vie reprend peu à peu. Mais après les récents événements vient le temps des questions : pourquoi la région est-elle si vulnérable aux risques d’inondations ? Alors que les épisodes météorologiques extrêmes sont voués à devenir plus fréquents et intenses en raison du dérèglement climatique, comment la région peut-elle s’adapter ?
Un sol argileux et plat, propice aux inondations
“Cette région est particulièrement propice aux inondations à cause de sa topographie”, explique Arnaud Gauthier, professeur en géosciences de l’environnement à l’université de Lille.
“Les trois fleuves qui ont débordé pendant cet épisode – la Liane, la Hem et l’Aa – prennent leur source à une centaine de mètres d’altitude. L’eau doit ensuite s’écouler vers l’aval et vers la mer”, détaille-t-il. “Le problème, c’est qu’en aval, le terrain est plat, avec des pentes faibles, ce qui rend difficile pour l’eau de s’écouler. Et les sols sont argileux et tourbeux, donc particulièrement imperméables. Quand il pleut beaucoup, les sols se trouvent donc vite saturés, l’eau stagne, peine à circuler et cela provoque des inondations.”
Or, sur les 30 jours entre le 18 octobre et le 16 novembre, la France a enregistré un cumul de pluie moyen de 237,3 mm, un record, selon Météo-France. Et dans les Hauts-de-France, entre le 2 et le 17 novembre, l’organisme a mesuré 354 mm à Bainghen, 236,5 mm à Boulogne ou encore 280 mm à Nielles… L’équivalent de trois mois entiers en deux semaines. “En résumé, nous étions dans le scénario du pire. La région avait déjà fait face à des pluies importantes durant une longue période. Puis on a eu la tempête Ciaran, puis des précipitations sans arrêt. Il n’a jamais autant plu durant un mois dans le Pas-de-Calais depuis 1959. C’était un épisode d’une ampleur inédite, qui explique des inondations d’une intensité jamais vue”, résume Arnaud Gauthier.
Les wateringues, un système ingénieux mais bientôt obsolète ?
Dans ce département, la population s’adapte à cette gestion délicate des eaux depuis des siècles. Le triangle formé par les villes de Calais, Dunkerque et Saint-Omer a ainsi donné naissance dès le XVIe siècle à un polder, une terre gagnée sur la mer, grâce à un réseau ingénieux de digues et de canaux qui sert à évacuer les eaux pour rendre cette immense plaine habitable : les wateringues.
“Ces wateringues, c’est un réseau de 1 500 km de canaux, de pompes et d’écluses qui permet de maintenir au sec une zone où vivent 450 000 habitants, dans une centaine de communes”, détaille Bertrand Ringot, maire de Gravelines et président de l’Institution intercommunale des wateringues, organisme en charge de la gestion de ce complexe système hydraulique.
Le système est plutôt simple. À marée basse, les différentes écluses sont ouvertes et l’eau s’écoule naturellement via les canaux, de l’amont vers l’aval, avant de se jeter dans la mer grâce à l’effet de la gravité. À l’inverse, à marée haute, les écluses sont fermées, empêchant l’eau de mer d’entrer à l’intérieur des terres.
“Et dès qu’il y a un surplus d’eau, pendant des épisodes de pluie importants, des pompes entrent en action pour aider l’eau à s’évacuer”, détaille l’édile. “À cela sont aussi venus s’ajouter divers aménagements comme des digues ou des bassins de rétention, destinés à recueillir l’eau des crues.”
Mais face aux intempéries qui ont touché le département début novembre, le système des wateringues semble avoir montré ses limites. “En douze jours, nous avons pompé l’équivalent de 57 000 piscines olympiques”, s’exclame Bertrand Ringot. “Ce système suffit et fonctionne très bien la majeure partie du temps. Mais devant l’épisode inédit que nous venons de vivre, il a été dépassé”, concède-t-il. Résultat : les kilomètres de canaux ont débordé, inondant les villages et champs agricoles alentour.
“La plupart des aménagements ont été faits en prenant comme référence l’importante crue de 2002 qui, disait-on à l’époque, ne devait se répéter que dans cinquante ans”, abonde Arnaud Gauthier. “Ils ont été utiles, mais insuffisants.”
Un besoin d’adaptation
Face à ce constat, plusieurs voix s’élèvent pour appeler à revoir l’aménagement des wateringues et dénoncer un système “obsolète”. Parmi elles, la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA) du Pas-de-Calais. “L’État doit remettre de l’argent pour nettoyer ces ouvrages et moderniser le matériel”, notamment les pompes qui sont “sous-dimensionnées”, estimait-elle dans une publication sur les réseaux sociaux à l’occasion d’une manifestation lundi 13 novembre, à Calais. Une critique qui reprend par ailleurs les résultats d’un rapport de la cour régionale des comptes daté de septembre 2023. Celui-ci estimait que “les canaux sont globalement en mauvais état” et appelait à “des travaux de restauration”.
“Malheureusement, les wateringues sont difficiles à entretenir. Certaines pompes, par exemple, sont tellement anciennes qu’on ne trouve plus les pièces”, répond Bertrand Ringot, précisant avoir déjà multiplié par sept le budget de l’Institution depuis 2017.
Certains acteurs locaux et habitants vont plus loin et appellent à la mise en place de nouveaux aménagements. “On peut créer de nouvelles infrastructures – en espérant qu’elles ne serviront pas : élargir la taille des canaux, faire de nouveaux bassins de rétention ou multiplier le nombre de pompes. Mais tout cela prendra du temps, nécessite d’avoir du terrain disponible et d’y allouer les financements nécessaires”, analyse Arnaud Gauthier.
“Sauf qu’avec le réchauffement climatique, le Pas-de-Calais ne doit pas faire face qu’à cette intensification des phénomènes météorologiques, de nombreuses zones sont aussi menacées par la montée des eaux“, rappelle-t-il. “Les enjeux sont multiples et il est extrêmement complexe de trouver un point d’équilibre.”
“On paye l’addition de nos politiques passées. Nous avons surconstruit dans des zones inondables, bétonné les terres, et augmenté l’imperméabilité des sols et les risques”, conclut pour sa part Bertrand Ringot. “Aujourd’hui, il faut travailler à toutes les échelles pour ralentir l’eau qui monte et celle qui nous inonde.”
Un appel entendu par le président de la République. Lors de son déplacement mardi 14 novembre à Saint-Omer, Emmanuel Macron a annoncé qu’une réflexion sera lancée sur l’adaptation du polder à cette nouvelle donne climatique.
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