Sophie Binet: «la France NE Pourrait Fonctionner Sans Ces Milliers de Travailleuses ET Travailleurs Sans Papiers»

RFI : Pourquoi avoir encouragé et coordonné ce mouvement de grève collectif ?

Sophie Binet : Cette grève vise à démontrer que la loi est totalement insuffisante. Aujourd’hui, la régularisation des travailleuses et travailleurs sans papiers tient à la bonne volonté des employeurs. Pourquoi est-ce qu’il y a 600 salariés qui sont obligés de se mettre en grève ? Parce que leurs employeurs refusaient de leur délivrer les documents administratifs permettant d’obtenir une régularisation. Ce sont des salariés qui sont précarisés, à la merci de l’employeur qui peut faire ce qu’il veut en matière d’heures supplémentaires, de déclaration, de conditions de travail, etc. Donc, il faut que la loi change et permette automatiquement, sur simple preuve de travail, d’avoir une régularisation.

La loi doit aussi changer sur la situation des intérimaires. Pour être régularisé, un salarié en CDI doit prouver qu’il travaille depuis trois ans. Pour un intérimaire, c’est cinq ans. Donc, ça veut dire que quand on est intérimaire et sans-papiers, pendant cinq ans, on est exploité et à la merci des employeurs. On voit qu’il y a une stratégie des entreprises pour transférer leurs salariés vers de l’intérim de façon à avoir moins d’obligations. Donc, il faut que les obligations et les droits soient les mêmes pour les salariés en CDI ou en intérim.

Justement, quand on découvre des ouvriers sans-papiers sur des chantiers par exemple, souvent, le maître d’œuvre se défausse sur des entreprises prestataires, qui elles-mêmes parfois emploient des intérimaires…

Ce qu’on observe, c’est que plus il y a de sous-traitance, plus il y a d’abus. Plus il y a de sous-traitance, plus il y a d’accidents du travail. Plus il y a de sous-traitance, plus il y a de mortalité. Plus il y a de sous-traitance, plus il y a de travailleuses et travailleurs sans papiers. La sous-traitance, c’est un moyen de se déresponsabiliser. Et c’est un moyen pour les donneurs d’ordres de dire « Ah, c’est pas nous, c’est les sous-traitants ». Donc, effectivement, quand il y a des niveaux élevés de sous-traitance, ça doit tout de suite alerter. La CGT demande à ce qu’on limite la sous-traitance à un seul niveau. On ne devrait pas permettre qu’il y ait une sous-traitance en cascade, en particulier dans les marchés publics.

Cela fait près d’un an que la CGT prépare ce mouvement de grève avec les travailleurs concernés. Vous aviez en ligne de mire la future loi immigration, qui va être bientôt débattue à l’Assemblée nationale ?

Oui, bien sûr. L’objectif de cette grève, c’est évidemment d’obtenir la régularisation pour tous les salariés grévistes, mais c’est aussi d’obtenir des nouveaux droits collectifs pour qu’on ne soit plus obligés d’organiser ces grandes grèves. Il faut que l’hypocrisie cesse : la France tourne grâce à de la main-d’œuvre immigrée, notamment dans un certain nombre de secteurs. En Île-de-France, 22% des travailleuses et des travailleurs sont immigrés. Dans certains secteurs, c’est ultra-majoritaire : les aides à domicile sont à 60% des travailleuses immigrées. Les ouvriers du bâtiment sont à 60% des travailleurs immigrés. C’est à peu près les mêmes chiffres dans la restauration, chez les assistantes maternelles, etc. Donc, on voit bien qu’on a des secteurs indispensables à notre économie qui ne tournent que grâce à tous ces travailleurs et travailleuses qui viennent en France.

Vous trouvez que le climat politique en ce moment est propice à cette discussion ?

Le climat politique en France est extrêmement inquiétant, avec des discours racistes qui sont tenus sur les grandes chaînes de télévision à grande écoute, des discours très éloignés de la situation réelle. Il y a une hypocrisie totale : la France, aujourd’hui, ne peut pas fonctionner sans ces milliers de travailleuses et de travailleurs sans-papiers, qu’on passe notre temps à stigmatiser à longueur d’antenne. On parle de les régulariser comme une aumône qu’on leur donnerait, mais non, c’est un droit ! Et un droit dont ont besoin l’ensemble des salariés du pays : la précarité extrême des travailleuses et des travailleurs sans papiers est un outil de dumping social pour tous les autres salariés. Parce que ce sont des travailleuses et travailleurs qui ne peuvent pas faire respecter leurs droits, et donc, ce sont des secteurs entiers qui sont en dehors du droit du travail avec des heures supplémentaires pas payées, des conditions de travail scandaleuses, de la pénibilité, etc. Ça tire les droits de tous les salariés vers le bas.

C’est pour ça que le discours actuel nauséabond, qui consiste à mettre en opposition les travailleuses et travailleurs en fonction de leur nationalité, est scandaleux et complètement déconnecté de la réalité. L’intérêt de toutes et tous, c’est que les travailleuses et travailleurs sans-papiers puissent être régularisés dès qu’ils travaillent, pour empêcher les patrons d’avoir les pleins pouvoirs et de tirer les droits vers le bas, et de faire du dumping social.

Quand on s’intéresse un peu à cette question – et on l’observe aussi dans ce mouvement social –, on voit souvent des travailleurs immigrés, mais très peu de travailleuses immigrées. Comment est-ce que vous expliquez que les femmes sans-papiers restent aussi peu visibles ?

C’est encore plus dur d’organiser des grèves de femmes parce que les femmes ne travaillent pas dans les mêmes secteurs que les hommes. Elles sont souvent dans des secteurs extrêmement isolés : aides à domicile, assistantes maternelles… Donc, elles sont très très isolées. Là, ce qui nous permet d’organiser ces grandes grèves, c’est que ces travailleurs travaillent dans des endroits où la CGT et les syndicats sont implantés, alors que les aides à domicile ou les assistantes maternelles sont toutes seules face à leur employeur. Et donc, c’est encore plus difficile d’avoir une stratégie collective. C’est ce qui rend la situation actuelle totalement insatisfaisante.

En plus, les femmes travaillent souvent à temps partiel et la législation est encore plus restrictive. Pour avoir droit à la régularisation par le travail, il faut pouvoir prouver qu’on travaille depuis trois ans quand on est en CDI ou depuis cinq ans quand on est en intérim, mais pour les salariés en temps partiel, c’est du cas par cas. Donc, les femmes qui occupent souvent des emplois à temps partiel avec des amplitudes horaires énormes n’ont pas toujours 35 heures reconnues sur la semaine, et donc, pour elles, c’est encore plus difficile de faire la preuve de ces trois ou cinq années de travail en France.

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