C’était le 1er juillet 2013. La Croatie était alors devenue le 28e État de l’Union européenne (UE) après un référendum national où le « oui » l’emporta avec 66,27 % des voix. Depuis, plus rien. Dix ans de pause pendant laquelle on a même vu le Royaume-Uni quitter l’Union, le 31 janvier 2020. Un départ qui couronnait une longue période de sevrage et illustrait combien les dernières adhésions à l’est ne semblaient toujours pas digérées.
Mais, c’était avant la guerre en Ukraine. Il aura suffi de l’invasion russe pour convaincre Bruxelles de lancer, le 23 juin dernier, le processus d’adhésion de l’Ukraine et de la Moldavie. Une façon d’exprimer la solidarité des Européens à l’égard de ces pays menacés par Moscou puisque Kiev avait sollicité cette adhésion quatre jours à peine après l’entrée du premier char russe sur son territoire. Il n’en fallait pas plus pour que la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, s’exclame : « L’avenir de l’Europe s’écrit en Ukraine. » À Bruxelles, on est dorénavant convaincu que cette guerre marque une rupture radicale dans l’histoire de l’Union. Bref, qu’il y aura un avant et un après.
Le « big bang »
« Une Union européenne à 35, voire à 36 ou même à 37 États membres, élargie vers l’est, mais aussi le sud-est et les Balkans, semble à terme inévitable », écrit Marc Semo dans le quotidien Le Monde. En réalité, c’est toute l’évolution de l’Union européenne qui semble aujourd’hui bouleversée. La dernière à s’en rendre compte semble avoir été la France. Pendant que le président Volodymyr Zelensky sillonnait l’Europe en évoquant une adhésion dès 2026, Paris continuait à affirmer que cette adhésion prendrait des « décennies », selon les mots prononcés par Emmanuel Macron le 9 mai 2022 devant le Parlement européen. Pas besoin d’être un expert pour savoir qu’avec un PIB qui fait à peine le quart de celui de la Pologne, une corruption endémique, un État de droit pour le moins bancal, l’Ukraine est à des années-lumière de satisfaire aux 35 chapitres de négociation qu’exige une adhésion en bonne et due forme.
Pourtant, la semaine dernière, Emmanuel Macron a dû se rendre à l’évidence et opérer un virage à 180 degrés. « Oui, elle [l’Union européenne] doit s’élargir, oui, elle doit être repensée, a-t-il déclaré, […] c’est le seul moyen de répondre à l’attente légitime des Balkans occidentaux […] qui doivent entrer dans l’Union européenne. » Et le président de conclure que cette adhésion doit aller « le plus vite possible » !
Que s’est-il passé ? Comme l’a déclaré le politologue bulgare Ivan Krastev, « il peut sembler impossible d’intégrer l’Ukraine, mais il est encore plus impossible de ne pas le faire ». Non seulement l’Ukraine a-t-elle payé le prix du sang pour se rapprocher de l’Europe, mais on se souviendra que les grandes manifestations de la place Maïdan en 2013 avaient été déclenchées par la décision du gouvernement prorusse de signer un accord économique avec la Russie plutôt qu’avec l’UE.
Pour l’Allemagne, il ne semble plus faire de doute que l’Ukraine jouira d’une procédure d’adhésion accélérée, pour ne pas dire expéditive. « Bien sûr, les conditions d’adhésion de l’Ukraine sont les mêmes que pour tous les autres pays, mais nous devrions faire avancer cette cause importante. L’Allemagne a une grande responsabilité à cet égard », affirmait Lars Klingbeil, président du SPD, le parti du chancelier Olaf Scholz.
Mais si l’Ukraine adhère à l’UE sans respecter les règles habituelles, que diront les pays qui attendent déjà en ligne ? Parmi eux, on trouve aussi bien l’Albanie, la Moldavie, le Monténégro, la Macédoine du Nord et la Serbie que la Géorgie et la Bosnie-Herzégovine. Sans oublier la Turquie, candidate depuis… 1999 ! « On ne peut dire oui à l’Ukraine et à la Moldavie tout en laissant le train des Balkans à l’arrêt, car cela fait vingt ans maintenant que l’UE, lors d’un sommet à Salonique, avait reconnu la perspective européenne pour ces pays », déclarait au Monde le grand spécialiste de l’Europe de l’Est Jacques Rupnik. Notons qu’avec un net surplus commercial, c’est l’Europe qui profite le plus des Balkans, dont 70 % des échanges dépendent de l’UE. À Bruxelles, personne ne s’imagine que ces pays se contenteront du prix de consolation que leur a offert Emmanuel Macron l’an dernier : une Communauté politique européenne qui n’est en réalité qu’un forum informel ouvert à tous.
Certes, avant l’intégration de certains de ces pays, il faudra résoudre quelques contradictions, comme le refus de l’Espagne, de la Grèce, de Chypre, de la Slovaquie, de la Roumanie et, évidemment, de la Serbie de reconnaître le Kosovo. Mais, depuis qu’Emmanuel Macron a cédé aux pressions allemandes, il n’y a plus guère de doute que le processus d’adhésion à l’UE est reparti à la vitesse grand V. Olaf Scholz dit vouloir éviter que, confrontés à une porte close, ces pays ne se tournent vers la Russie ou vers la Chine. On peut aussi deviner que ces nouvelles adhésions ne feront qu’élargir un peu plus l’hinterland économique de Berlin, qui avait d’ailleurs largement bénéficié de la dernière vague d’adhésion à l’est.
Le basculement vers l’est
Certes, la France affirme vouloir poser des conditions. Mais combien de temps tiendront-elles devant l’empressement de l’Allemagne, des États-Unis et de ses alliés européens à faire bloc contre la Russie ? Emmanuel Macron a beau évoquer une intégration « par étapes », la nécessité d’« inventer plusieurs formats » et d’une Europe à plusieurs « vitesses », ces idées ne trouvent guère d’échos ailleurs en Europe. C’est donc à un véritable basculement de l’UE vers l’est que l’on assiste. Demain, avec ses quelque 40 millions d’habitants,l’Ukraine sera le cinquième pays en importance de l’Union, derrière l’Allemagne, la France, l’Italie, et l’Espagne, et juste devant la Pologne.
Le centre de gravité de l’UE, écrivait l’ancien ministre des Affaires européennes Pierre Lellouche, « a bel et bien basculé vers l’Europe centrale et de l’Est, c’est-à-dire vers les pays les plus inquiets et les plus déterminés à en finir avec ce qu’ils considèrent comme “l’ADN impérialiste” de la Russie ».
Ce n’est pas un hasard si ce basculement survient à un moment où le fossé n’a jamais été aussi grand entre Paris et Berlin, comme le reconnaissait récemment dans la revue Le grand continent l’ancien commissaire européen et directeur général de l’Organisation mondiale du commerce Pascal Lamy. « La guerre de Poutine a fait remonter à la surface les trois sujets sur lesquels les Français et les Allemands n’ont jamais été d’accord, dit-il : l’énergie, la défense et le budget européen. Nucléaire contre charbon, dépendance américaine contre autonomie stratégique, dépensiers contre frugaux. » Il aurait pu ajouter l’immigration.
Or, si l’élargissement de l’Union européenne ne fera pas que renforcer l’emprise de l’Allemagne et l’alignement sur les États-Unis, elle risque de réduire encore un peu plus la communauté de vues et la solidarité entre pays membres. C’est ce que constatait aussi Pascal Lamy : « L’élargissement renforce l’Europe géo-économiquement, mais pas forcément géopolitiquement. L’élargissement est positif pour la puissance économique […] mais peut être négatif, car il accroît la diversité des perceptions en matière de sécurité et de défense. »
Comment, dans ce contexte, les pays membres pourront-ils accepter les nouvelles délégations de souveraineté que réclame Olaf Scholz ? Rappelons qu’échaudé par l’adhésion massive des anciens pays d’Europe de l’Est, Jacques Chirac avait introduit dans la Constitution française l’article 88-5 soumettant au référendum « tout projet de loi autorisant la ratification d’un traité relatif à l’adhésion d’un État à l’Union européenne ». Un article qui ne peut être contourné que si les deux chambres se mettent d’accord à la majorité des trois cinquièmes.
En mars dernier, l’Eurobaromètre révélait qu’avec 57 % d’opinions négatives, la France était le pays membre de l’UE dont la population était la plus eurosceptique. Difficile de croire qu’à l’orée d’un nouvel élargissement, cette méfiance s’estompera. Comment pourrait-il en aller autrement dans cette nouvelle Europe où la position de la France risque d’être de plus en plus marginale ?
Source : Le Devoire