S’il faut « beaucoup d’aveuglement pour nier l’évidence du changement climatique et l’urgence d’une action collective à l’échelle mondiale », il faut aussi « beaucoup de désinvolture pour prétendre qu’à l’horizon 2030 cette action sera sans coût économique ». C’est le message limpide que fait passer l’économiste Jean Pisani-Ferry, dans une étude sur « les incidences économiques de l’action pour le climat » publiée ce lundi par France Stratégie.
Réalisé avec l’inspectrice générale des finances Selma Mahfouz, ce travail d’envergure, qui découle d’une commande passée par Elisabeth Borne l’été dernier , avance une « évaluation réaliste » de ces implications pour devenir neutre en carbone d’ici à 2050.
« Faire en dix ans ce qu’on a fait en trente »
Cet objectif que la France a fixé dans sa loi est atteignable, et « pas par la décroissance », assurent les auteurs. Mais il requiert une transformation majeure qui réclame d’investir pour sortir des énergies fossiles, de réorienter le progrès technique, et une vraie sobriété. « Cette mutation, c’est une révolution industrielle au grand galop », a expliqué ce lundi Jean Pisani-Ferry. « Et même si la technologie va y jouer son rôle, elle sera pilotée par les politiques publiques », a-t-il précisé.
Electrification massive, décarbonation de l’industrie, bouleversements dans la mobilité et dans les modes de vie… « les conséquences seront fortes ». Et les prochaines années ne seront pas sans heurts. En retard sur la baisse de ses gaz à effet de serre, la France doit aller deux fois plus vite si elle veut atteindre son but. D’autant que Bruxelles a récemment mis la barre encore plus haut.
Le défi est colossal. En cours de révision, la troisième version Stratégie nationale bas carbone (SNBC) doit orchestrer la répartition de ces nouveaux efforts par secteur. Les auteurs ont calculé que la future SNBC pourrait viser une réduction de près de 150 millions de tonnes équivalent CO2 de 2021 à 2030. « L’ambition pour 2030 est de faire en dix ans ce qu’on a fait en trente, mais sans compter sur la délocalisation des secteurs intensifs en carbone, et au contraire en réindustrialisant la France. »
Ce sera, préviennent-ils, « la décennie de toutes les difficultés ». D’abord parce que les efforts à faire sont considérables et qu’ils nécessitent « une rupture immédiate avec les tendances du passé ».
Ainsi, pour faire suffisamment baisser les émissions des transports, il faudrait faire passer la part des véhicules électriques dans le parc de 1,2 % à 15 %. Dans les bâtiments, l’objectif pourrait être atteint notamment avec la sortie du chauffage au fioul (en particulier si les chaudières existantes sont remplacées avant l’heure), avec une sortie progressive du gaz pour les nouvelles chaudières installées ou encore la rénovation « profonde » des passoires thermiques. Quant au secteur agricole, « beaucoup repose sur des changements de comportements et de pratiques de production ».
Ensuite, parce que les investissements supplémentaires pourraient représenter au bas mot environ 66 milliards d’euros par an à l’horizon 2030, soit plus de 2 points de PIB. Une évaluation qui reste sensible aux hypothèses, sachant que ces investissements n’intègrent pas tout, les secteurs aérien et maritime par exemple en sont absents.
Dans le détail, les auteurs du rapport estiment qu’il faudrait investir 48 milliards de plus dans les bâtiments (27 milliards dans le tertiaire et 21 dans le logement, dont 15 pour les passoires thermiques), 8 milliards dans la production d’énergie, ou encore 3 milliards dans les transports routiers.
Les effets des politiques de réduction des émissions demeurent difficiles à appréhender avec précision. Reste que le rapport pointe du doigt que ces investissements n’accroîtront pas « nécessairement » la production potentielle (donc la richesse produite) d’ici à 2030 et que leur financement va donc « probablement induire un coût économique et social », car il va dégrader dans un premier temps la situation des entreprises ou des ménages qui les réalisent .
« L’automobile va subir un choc particulièrement violent »
Par ailleurs, on peut aussi s’attendre à un ralentissement temporaire de la productivité « de l’ordre d’un quart de point par an » et à des réallocations sur le marché du travail. « L’automobile va subir un choc particulièrement violent », lit-on. Le tout, dans une configuration qui pourrait être inflationniste.
L’un des enjeux clés sera aussi de ne laisser aucun Français sur le bord de la route. Car « la transition est spontanément inégalitaire », avertit Jean Pisani-Ferry. Les émissions des ménages diffèrent selon leurs revenus et le fait qu’ils soient urbains ou ruraux. Pour les ménages très modestes, mais aussi pour les classes moyennes, le coût lié à la rénovation de son logement, le changement de chauffage ou de voiture pour une électrique dépasse une année de revenu.
« Il faut bien prendre en compte la nécessité d’avoir une transition juste », insiste-t-il, jugeant au passage qu’« il faut se libérer de l’idée que les réglementations seraient plus indolores que la tarification du carbone ».
Quoi qu’il en soit, la transition aura une « forte incidence » sur les finances publiques qui seront amenées à contribuer « substantiellement » à l’effort. Le supplément de dépenses publiques qu’elle induit « devrait être compris entre 25 et 34 milliards d’euros par an », selon les auteurs du rapport, qui évoquent un risque sur la dette publique « de l’ordre de 10 points de PIB en 2030, 15 points en 2035 et 25 points en 2040 », tout en soulignant la grande incertitude de l’estimation.
Comment alors financer la transition ? D’abord en redéployant les dépenses budgétaires ou fiscales brunes. Mais, il serait « peu réaliste » de s’arrêter là. Ils considèrent donc qu’il ne faut pas exclure un financement par l’endettement public et qu’un accroissement des prélèvements obligatoires sera probablement nécessaire.
Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz posent en particulier sur la table l’idée d’un prélèvement exceptionnel et « explicitement temporaire » sur le patrimoine financier des 10 % les plus aisés qui serait dédié à la transition climatique. Il n’est pas question là d’un rétablissement de l’ISF, mais d’un prélèvement « one-off », dont le paiement pourrait être effectué en une fois ou étalé dans le temps.
La Source: Les Echos