“Comme Si on Me Poignardait” : AU Groenland, Des Victimes de Contraception Forcée Réclament Justice

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“J’avais 13 ou 14 ans, je ne suis plus sûre. C’était à l’occasion de notre examen médical annuel à l’école. La douleur a été indescriptible”, se souvient Naja Lyberth. Cette psychologue de 61 ans fait partie des milliers de Groenlandaises ayant subi à l’adolescence, à la fin dès années 1960, la pose d’un stérilet.

Près de 50 ans après, cette femme aux cheveux bouclés grisonnants et yeux sombres se souvient très clairement de ce jour de 1976 où elle et ses camarades d’école de Maniitsoq, une petite île de l’ouest du Groenland, ont été envoyées à l’hôpital. “Nous étions habituées à avoir chaque année une visite médicale pour vérifier notre état de santé. Mais cette fois-ci, on nous a demandé de nous rendre à l’hôpital”, raconte-t-elle à France 24. La suite lui revient par bribes. “Je me rappelle d’une blouse blanche, d’une infirmière et du matériel de gynécologie qui paraissaient immenses pour mon corps de jeune fille. Puis la douleur, comme si des milliers de couteaux pénétraient à l’intérieur de moi.”

“C’est la pire chose que j’ai vécue dans ma vie. Ce médecin m’a violé, m’a volé ma virginité et a forcé mon corps à supporter un stérilet bien trop grand pour mon corps de l’époque”, dénonce-t-elle.

Briser le silence

Pendant plusieurs décennies, Naja refoule ce traumatisme. “Je pense que j’avais tellement honte que je ne voulais pas m’en souvenir et en parler”, raconte-t-elle. Mais les conséquences de l’opération sur son corps, elles, apparaissent et durent. “J’ai eu des douleurs de règles intenses, avec d’énormes saignements qui m’obligeaient à rester chez moi”, explique-t-elle. Ce n’est qu’au moment où elle atteint la ménopause, vers 50 ans, que la vérité lui revient. “Mon état a empiré, j’ai commencé à avoir des problèmes de circulation sanguine, des kystes ovariens. J’avais si mal que que les médecins envisageaient de me retirer l’utérus. C’est là que tout m’est revenu.”

Nous sommes alors en 2017 et la psychologue, qui exerce à Nuuk, la capitale du Groenland, décide de dévoiler son histoire dans un long texte publié sur Facebook. Avec un message : “D’autres femmes ont-elles vécu la même chose ?” “Au total, plus de 200 personnes de tout le Groenland, m’ont répondu, assurant avoir subi des expériences similaires. C’est là que j’ai compris que je n’étais pas seule et qu’il fallait briser le silence.”

Pendant cinq ans, Naja tente de diffuser son histoire mais peine à se faire entendre dans un pays où les violences faites aux femmes sont taboues. Jusqu’en 2022, lorsque deux journalistes danoises découvrent son témoignage dans le magazine féminin local “Arnanut” et décident de mener l’enquête.

Campagne de contrôle des naissances

“Elles ont découvert que ces opérations s’inscrivaient dans une vaste campagne de contrôle des natalités sur l’île, imposée par les autorités danoises dans les années 1960-1970”, détaille Naja Lyberth. En 1953, l’archipel est passé du statut de colonie à celui de province danoise [il n’obtiendra son autonomie qu’en 1979], et connaît l’un des taux de natalité les plus élevés au monde. Et cette hausse de la population a un coût pour le Danemark, engagé à verser des subventions au Groenland indexées sur la démographie.

Les deux journalistes dévoilent finalement les résultats de leurs investigations dans un long podcast, “La campagne du stérilet”, sur le site du groupe audiovisuel public DR. S’appuyant sur des archives gouvernementales, elles avancent un chiffre vertigineux : 4 500 dispositifs intra-utérins auraient été posés à des femmes pendant cette période. Selon les chiffres du recensement, elles étaient 9 000 en âge de procréer.

Les révélations provoquent une onde de choc. “Après ce podcast, j’ai reçu des centaines de témoignages de femmes, victimes ou non, qui se disaient choquées devant l’ampleur du phénomène”, relate Naja Lyberth. “Au Groenland, tout le monde connaît des femmes qui n’ont jamais pu avoir d’enfant. À ce moment-là, on a compris pourquoi”, résume-t-elle. Elle aura fini par avoir un fils à 35 ans après des années de tentatives infructueuses.

Depuis, de nombreuses femmes sont sorties du silence. La thérapeute, elle, a décidé de créer un groupe de soutien sur Facebook, où toutes les victimes peuvent s’entraider et témoigner. Certaines y racontent les nombreuses complications dues, selon elles, à la pose du stérilet, allant de règles douloureuses à des infections jusqu’à la nécessité de se voir retirer l’utérus. D’autres racontent comment elles ont découvert par hasard avoir un stérilet lors de consultation chez un gynécologue car elles ne parvenaient pas à tomber enceinte.

Une enquête ouverte au Danemark

Face à ce scandale, le gouvernement local de Nuuk a décidé de proposer aux femmes qui le souhaitent une prise en charge psychologique. Mais les regards se tournent désormais vers Copenhague. Le gouvernement danois a annoncé en mai 2023 l’ouverture d’une enquête destinée à faire la lumière sur les méthodes contraceptives utilisées au Groenland depuis les années 1960. La commission chargée des investigations devrait rendre ses conclusions en 2025.

Mais les victimes refusent d’attendre plus longtemps. Lundi 2 octobre, 67 femmes, dont Naja Lyberth, ont ainsi adressé une lettre au gouvernement danois, exigeant 300 000 couronnes (environ 40 000 euros) de compensation pour chacune d’elles.

“Nous vieillissons. Les plus âgées d’entre nous sont nées dans les années 1940 et approchent les 80 ans. Nous voulons agir maintenant”, insiste Naja Lyberth, qui n’exclut pas de porter aussi l’affaire devant les tribunaux.

“Cette lettre a aussi un côté cathartique : nous avons pu faire parler les jeunes femmes que nous étions et qui ne pouvaient pas s’exprimer à l’époque. Je fais partie d’une génération de femmes traumatisées et c’est une façon de dire que nous ne sommes plus silencieuses et que nous ne nous tairons plus.”

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