Un homme très discret, qui donne peu d’interviews : le milliardaire au crâne chauve, âgé de 61 ans, protège sa vie personnelle. Tout juste sait-on que ce père de trois enfants est un amateur d’art contemporain. Co-fondateur en 1989 d’Alpha Group, l’un des plus grands conglomérats financiers et d’investissement privés de Russie, puis, en 2013, du fonds d’investissement Lettre One, dont le siège est au Luxembourg, Alexeï Kouzmitchev est beaucoup moins dans la lumière que ses partenaires commerciaux Mikhail Fridman, German Khan et Piotr Aven.
« C’est un personnage plutôt secret », note l’économiste Serguei Aleksashenko, ancien vice-ministre de l’Économie et gouverneur adjoint de la Banque centrale de la Fédération de Russie dans les années 1990, aujourd’hui exilé aux États-Unis, qui connaît les trois autres coactionnaires du groupe Alpha. « Autant que je me souvienne, il n’a jamais été chargé de la gestion opérationnelle des entreprises, au sein du groupe. Ce n’était pas un personnage public »,complète l’ancien haut fonctionnaire russe.
« Il ne s’est jamais occupé des relations avec l’État. Il a pu assister à certaines réunions, mais ça n’était pas sa tâche essentielle. Lui se concentrait plutôt sur les relations commerciales à l’international », raconte l’opposant en exil Vladimir Milov, qui a été vice-ministre de l’Énergie au tout début des années 2000 et dit l’avoir brièvement croisé il y a une vingtaine d’années. Quant à ses supposés liens « bien établis » avec le président russe – tel que cela figure dans le Journal officiel de l’UE — ils ne sont, en tout cas, pas publics. « Il vit en France depuis de nombreuses années, il a un passeport chypriote, il n’a rien à voir avec Alfa depuis vingt ans et n’a jamais rencontré Poutine », déclare un homme d’affaires qui le connaît, sous couvert d’anonymat, au journal russe en ligne Meduza.
Personnage secret
C’est lors de ses études à l’Institut de l’Acier et des Alliages de Moscou, dans les années 1980, qu’Alexeï Kouzmitchev fait la connaissance de Mikhail Fridman et German Khan, avec lesquels il fondera Alpha Group. Ces derniers, visés par les sanctions européennes et britanniques, ont fini par rentrer de Londres à Moscou. Alexeï Kouzmitchev a, lui, fait le choix de rester en France, ayant des attaches dans l’Hexagone. En avril 2020, en pleine épidémie de Covid, il finance le transport de 25 tonnes de matériel médical venu de Chine vers la ville de Nice, selon un communiqué de Flytrans. Le magnat russe possède un hôtel particulier à Paris, une villa à Saint-Tropez, et deux yachts amarrés sur la Côte d’Azur, gelés et saisis, mais pour lesquels il a engagé des actions en justice et partiellement obtenu gain de cause.
« Sur les 110 milliardaires estimés en Russie, seuls quelques-uns ont dénoncé la guerre et sont partis à l’étranger, la majorité soutient la guerre ou du moins ne dit rien et continue de gérer ses actifs », affirme Peter Rutland, spécialiste de la Russie à l’université Wesleyenne (Connecticut). Alexeï Kouzmitchev fait partie d’une minorité, « celle qui tente de rester en Occident et essaye d’échapper aux sanctions, tout en faisant des déclarations sur la tragédie de cette guerre », soutient cet auteur d’un ouvrage sur les élites économiques russes (« Business And State In Contemporary Russia »). L’oligarque, qui se trouvait en France au moment où l’Union européenne l’a placé sur la liste des personnes sanctionnées, le 15 mars 2022, est resté très prudent dans ses commentaires sur l’invasion russe en Ukraine, affirmant, dans un entretien à Forbes, que sa mère était originaire d’Ukraine, qu’il y avait des amis et que la guerre « ne pouvait jamais être la solution ». Mais dénoncer la guerre du bout des lèvres ne fait pas de lui un opposant. « Les mots choisis devraient être différents, il s’agit de dénoncer une agression criminelle, inacceptable, qu’il faut arrêter », affirme Vladimir Milov.
Le média en ligne russe d’investigation Proekt, classé « organisation indésirable » par Moscou, a publié les noms de 81 hommes d’affaires russes qui participent d’une manière ou d’une autre au financement du conflit en Ukraine. Alexeï Kouzmitchev y figure au même titre que les autres actionnaires d’Alpha Bank. « Nous l’avons placé sur cette liste parce que la banque, qui lui appartient en partie, a toujours prêté de l’argent à l’industrie de la défense, y compris après 2014 et l’annexion de la Crimée. En 2018, Alfa Bank a annoncé qu’elle cesserait de délivrer des crédits aux entreprises tombées sous le coup des sanctions, mais elle a continué à prêter aux entreprises militaires qui y échappaient, comme, par exemple, l’usine de cartouches de Toula, qui produit des munitions pour l’armée », détaille l’un des auteurs de l’enquête Vitaly Soldatskikh.
Suite à la publication de sa liste d’oligarques sponsors de la guerre, la rédaction de Proekt a reçu un courrier d’Alfa Bank indiquant que les actionnaires cités dans l’article, y compris Alexei Kouzmitchev, étaient sortis du capital d’Alfa Bank, un mois après le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie. « Nous n’avons pas eu confirmation indépendante de cette information », note Vitaly Soldatskikh.
Sanctions occidentales
Inscrit sur la liste des personnes ciblées par les sanctions européennes, dans les premières semaines après le déclenchement de l’invasion russe de l’Ukraine, Alexeï Kouzmitchev a lancé une procédure pour faire annuler les sanctions européennes qui le visent. En septembre, trois hommes d’affaires russes, dont Alexandre Choulguine, le patron d’Ozon, « l’Amazon russe », ont obtenu de l’UE la levée de ces sanctions.
Après son interpellation en France, le Kremlin a fait savoir qu’il était prêt à aider son ressortissant à « protéger ses droits ». Vladimir Milov n’exclut pas que le pouvoir russe cherche à le faire rapatrier, rappelant que les autorités sont « très critiques vis-à-vis de ceux qui sont partis » et « souhaitent arrêter la fuite des capitaux ».Cette affaire peut aussi servir à « effrayer les hommes d’affaires » établis à l’étranger, selon l’opposant. L’économiste Sergueï Aleksashenko estime, pour sa part, que le magnat russe arrêté en France pourrait être inclus, à l’avenir, dans un « fonds d’échange d’otage ».
Pour autant, il y a peu de chances que le Kremlin fasse beaucoup de publicité à cette affaire. « Les oligarques ne sont pas populaires, les Russes ordinaires ont beaucoup de ressentiment envers eux », note Peter Rutland, estimant que « Vladimir Poutine ne va pas se lancer dans une sorte de campagne publique pour sauver Kouzmitchev parce que cela irait à l’encontre de l’image d’un président sévissant contre les hommes d’affaires corrompus ».