Il venait d’avoir 71 ans. L’assaut meurtrier du Hamas sur le sol israélien a débuté le jour de l’anniversaire de Vladimir Poutine, samedi 7 octobre. Pour certains experts, ce soudain embrasement du conflit israélo-palestinien arrive comme un cadeau du ciel pour le président russe qui doit voir d’un bon œil l’attention internationale se détourner de la guerre en Ukraine.
Pour d’autres, les violences entre le Hamas et Israël mettent la diplomatie russe dans une situation des plus délicates à un moment où le pays est plus isolé que jamais sur la scène internationale.
Un équilibre délicat
Les premières réactions officielles de Moscou sont à l’image de ce que Le Monde a appelé le “jeu d’équilibrisme” russe. “Nous sommes très inquiets”, a déclaré Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin dès samedi, tandis que Mikhaïl Bogdanov, l’envoyé spécial du Kremlin pour le Moyen-Orient, appelait “les parties au conflit à un cessez-le-feu”.
“C’était tout à fait prévisible. Moscou a d’abord opté pour sa stratégie habituelle en cas de conflit international, qui consiste à adopter une position médiane afin de ménager tout le monde”, explique Ivan Kłyszcz, spécialiste de la politique étrangère russe et en particulier avec les pays africains à l’International Centre for Defence and Security en Estonie.
Le balancier diplomatique russe a ensuite rapidement penché plutôt “en faveur des intérêts palestiniens mais sans prise de position officielle franche”, assure Danilo delle Fave, spécialiste de la Russie à l’International Team for the Study of Security (ITSS) Verona, qui a travaillé sur les relations de Moscou avec Israël et l’autorité palestinienne.
Il y a d’abord eu la prise de position du leader tchétchène Ramzan Kadyrov en “soutien à la Palestine”. À la tête d’une région à majorité musulmane, il est souvent utilisé à dessein par Moscou pour faire passer des messages au monde arabe, assure Le Monde.
Au Conseil de sécurité de l’ONU ensuite, “la Russie est soupçonnée d’avoir fait capoter une résolution pour condamner l’agression du Hamas contre Israël à l’occasion d’une réunion extraordinaire à huis clos”, ajoute Ivan Klyszcz.
Enfin, Ahmed Aboul Gheit, le ministre égyptien des Affaires étrangères et actuel secrétaire général de la Ligue arabe, s’est rendu à Moscou lundi, tandis que l’agence de presse officielle russe Tass annonçait que Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne, se préparait à faire de même.
Des contacts de plus en plus fréquents avec le Hamas
En revanche, rien n’indique qu’il y ait eu une quelconque communication entre Moscou et Tel-Aviv depuis le début de l’assaut du Hamas. La Russie a, de plus, brillé par son absence dans le grand concert des nations qui ont tenu à témoigner leur solidarité avec les victimes civiles israéliennes. Le président russe Vladimir Poutine s’est contenté d’appler à la création “d’un État palestinien”, mardi 10 octobre.
“Le plus intéressant, c’est que la rencontre entre le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov et Ahmed Aboul Gheit a été organisée à la demande de la Ligue arabe, ce qui signifie que pour les pays arabes de la région, la Russie est le pays du Conseil de sécurité de l’ONU avec lequel ils ont le plus de chance de trouver un compromis pour une position commune par rapport à la situation en Israël et à Gaza”, analyse Ivan Klyszcz.
Une manière de suggérer qu’une partie du monde arabe voit en Moscou un allié en ce qui concerne le conflit israélo-palestinien. Cela n’a pas toujours été le cas. “À l’origine, l’URSS soutenait Israël, lorsque la jeune nation était encore uniquement entourée de monarchies pro-occidentales”, note Danilo delle Fave. Après les années 1970, Moscou s’est montré plus favorable à la cause palestinienne “car la Russie considérait que c’était un moyen de gagner en influence au sein d’un monde arabe qui se montrait alors moins pro-Washington”, ajoute cet expert.
Néanmoins, les rapports avec le Hamas n’ont pas toujours été très simples. La Russie a, en effet, un “recul historique à l’encontre de l’islam politique, qui apparaissait menaçant comme à l’époque de la première guerre en Tchétchénie”, rappelle Danilo delle Fave. Moscou n’a jamais pu non plus prendre trop ouvertement le parti du mouvement radical palestinien car “il y a une très forte diaspora russe en Israël qui fait que le Kremlin doit ménager Tel-Aviv”, rappelle Ivan Klyszcz.
Mais à partir des années 2000 et de la victoire électorale du Hamas lors des élections à Gaza en 2006, les relations se réchauffent malgré tout. La Russie voit une opportunité d’occuper le terrain diplomatique alors que l’Occident ne veut pas entendre parler d’une organisation qu’elle qualifie de terroriste. C’est une manière “de gagner des points au Moyen-Orient au détriment de Washington”, précise l’expert de l’ITSS.
Et les contacts se sont faits de plus en plus fréquents. “Depuis 2020, Sergueï Lavrov a accueilli des responsables du Hamas à Moscou au moins cinq fois dont la dernière remonte à mars [2023]”, détaille le Washington Post.
De quoi nourrir des soupçons ces derniers jours sur le rôle de Moscou dans l’assaut du Hamas contre Israël, souligne le site Politico. “C’est l’éternelle théorie selon laquelle la Russie est le grand parrain du terrorisme international contre les intérêts américains. Sauf qu’en l’occurrence, il n’y a aucune preuve d’une quelconque collusion”, assure Danilo delle Fave.
Diviser pour mieux gagner en Ukraine
Si cette thèse d’une aide russe au Hamas pour mener leur guerre contre Israël a pu séduire, c’est parce que la Russie semble avoir tout à gagner. “C’est le meilleur cadeau qu’on pouvait faire à Vladimir Poutine pour son anniversaire”, a regretté un diplomate européen sous couvert d’anonymat à Politico.
“Moscou peut espérer que les États-Unis revoient leur soutien à l’Ukraine à la baisse afin d’être sûrs de pouvoir fournir toute l’aide nécessaire à leur allié israélien”, explique Danilo delle Fave. “Objectivement, Washington peut aider sur les deux fronts, mais l’attaque contre Israël peut être la goutte qui fera déborder le vase d’une situation politique déjà chaotique aux États-Unis, avec un parti républicain de plus en plus divisé sur la question de l’aide à l’Ukraine”, précise Ivan Kłyszcz.
Les tragiques développements au Moyen-Orient offrent aussi une occasion en or à la machine de désinformation russe. Elle s’est rapidement mise en branle “pour semer la discorde dans l’opinion internationale au sujet du soutien à l’Ukraine”, a noté Ivan Kłyszcz.
Des “trolls” pro-russes ont ainsi commencé à faire circuler des fausses informations sur les réseaux sociaux affirmant que des armes américaines livrées à l’Ukraine se seraient retrouvées entre les mains du Hamas, a constaté le site d’information ukrainien Kyiv Independent.
Dmitri Medvedev, le vice-président du Conseil de sécurité russe, a affirmé que cette flambée de violence était une nouvelle preuve de l’échec de la diplomatie américaine, qui trop occupée à aider l’Ukraine, aurait prouvé son incapacité à remplir son rôle de garant de la stabilité au Moyen-Orient.
La Russie a aussi intérêt à mettre de l’huile sur le feu du conflit israélo-palestinien. “Si les violences persistent, les prix du pétrole vont grimper en flèche ce qui va faire mal aux Occidentaux”, résume Danilo delle Fave.
Aucun intérêt à un conflit régional
Mais attention, un embrasement de la région peut tout aussi bien desservir Moscou. “La Russie n’a, par exemple, aucun intérêt à ce que l’Iran – principal soutien du Hamas – ou la Syrie se retrouvent entraînés dans le conflit”, assure Danilo delle Fave. Téhéran risque peut-être de revoir à la baisse son soutien à l’effort de guerre russe (notamment à travers la livraison de drones), s’il doit en parallèle participer à un conflit avec Israël.
Et quid des très stratégiques bases russes en Syrie, si le régime de Bachar al-Assad se retrouve entraîné dans un conflit régional ? En réalité, la Russie a “tout intérêt à ce que le conflit israélo-palestinien reste de basse intensité afin d’occuper Washington sans menacer les intérêts russes”, résume Hanna Notte, une experte des relations russes avec le Moyen-Orient dans un entretien accordé au site Radio Free Europe.
C’est pourquoi Ivan Kłyszcz ne serait pas étonné de voir Moscou adopter une position plus israélo-compatible si les violences gagnent encore en intensité. Le but serait alors de montrer au Hamas qu’il y a une limite à respecter. Une volte-face qui ne serait pas étonnante car “finalement, Moscou n’a pas d’alliés dans la région, uniquement des intérêts à défendre”, conclut Ivan Kłyszcz.